LE PRINTEMPS ARABE DANS CHRONIQUES DE LA RÉVOLUTION ÉGYPTIENNE DE ALAA EL ASWANY ET PAR LE FEU DE TAHAR BEN JELLOUN 


Remis au mois décembre chaque année depuis 1927, le titre de personnalité de l’année du magazine Times rend hommage à la personne qui a le plus influencé l’année écoulée, que ce soit de manière positive ou négative. En 2011, il est accordé à tous les manifestants1. Cet article de Kurt Anderson fait référence aux diverses actions de protestation un peu partout dans le monde, dont celui des Indignés, et met de l’avant les révolutions arabes comme des évènements majeurs et fondateurs de la vague d’indignation mondiale. En Tunisie, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, des révoltes populaires forcent le président Ben Ali, pourtant en poste depuis vingt-quatre ans, à démissionner. C’est le début du Printemps arabe, un ensemble d’insurrections et de révoltes dans la majorité des pays arabes, nommé en référence au Printemps des peuples de 1848. Le 11 février 2011, la communauté internationale assiste à un second coup de théâtre : Hosni Moubarak, président égyptien depuis trente ans, cède aux demandes des manifestants pacifiques et quitte son poste.

Cette analyse se concentrera sur le regard de deux auteurs arabes sur la chute de ces régimes qui semblaient pourtant immuables, deux auteurs dont la nationalité les a naturellement portés à écrire sur le Printemps arabe. Ainsi, Chroniques de la révolution égyptienne est un recueil d’une cinquantaine de chroniques de l’égyptien Alaa El Aswany, aussi auteur du best-seller L’immeuble Yacoubian. Ces chroniques, publiées en un recueil en 2011, ont été écrites pendant trois ans dans des quotidiens pour dénoncer différents aspects du régime dictatorial de Moubarak en Égypte et appeler à l’instauration de la démocratie. Quant au Marocain Tahar Ben Jelloun, le récipiendaire du Goncourt en 1987,  il a publié tout de suite après les évènements, soit en juin 2011, le bref roman Par le feu. Il y reconstitue les derniers jours entourant la mort de Mohamed Bouazizi, le jeune Tunisien dont l’immolation a déclenché la révolution tunisienne.

Bien que traitant tous les deux du printemps arabe, Chroniques de la révolution égyptienne et Par le feu ne suggèrent pas les mêmes causes aux révolutions qui ont secoué le pays arabe qu’ils décrivent, bien qu’il y ait des similitudes. De plus, les intentions des auteurs par rapport à la publication de leur œuvre diffèrent.

1.    CAUSE PRINCIPALE DU PRINTEMPS ARABE
1.1.     L’ÉGYPTE : UNE CAUSE POLITIQUE
Le régime de Moubarak
L'ancien président égyptien Hosni Moubarak.
© Chris Kleponis / AFP
Après l’assassinat de Anouar Sadate, l’ancien général et vice-président, Hosni Moubarak prend la tête de l’Égypte qu’il gardera jusqu’au début de l’année 20112. Sa politique cherche à maintenir les acquis sociaux de Nasser tout en privilégiant une ouverture économique, notamment en attirant les investisseurs étrangers. Toutefois, des problèmes financiers importants poussent le régime à se retirer progressivement du marché au profit des entreprises privées comme l’exigent les instances financières internationales3. Ces mesures contribuent à la stabilité de l’économie, mais aussi à creuser les inégalités sociales4.  En plus de l’omniprésence de l’armée, des méthodes répressives et des moyens antidémocratiques mis en place par Moubarak pour conserver le pouvoir, ces mesures ont mené à une instabilité politique et sociale en Égypte.

Dans le recueil de chroniques de Alaa El Aswany, l’injustice d’un régime qui n’est pas au service du peuple et de la nation est considérée comme la principale cause de la révolution égyptienne de 2011. Pour se maintenir au pouvoir, ce régime légitime un appareil coercitif important qui bafoue les droits fondamentaux des Égyptiens et nuit au progrès de l’Égypte en donnant accès au pouvoir selon des critères d’allégeance plutôt que de compétence. De plus, il refuse d’accorder au peuple le droit de choisir ses dirigeants comme il le souhaite, ce qui selon El Aswany ne laisse pas d’autre choix que l’insurrection.

Dans ses chroniques, Alaa El Aswany met de l’avant l’idée que, puisqu’ils ne sont pas élus démocratiquement, les membres du gouvernement égyptien sont par conséquent contraints de posséder une sécurité d’État à caractère répressif. Pour appuyer ce raisonnement, il rappelle que dans une saine démocratie, c’est le peuple qui, par le biais d’une élection libre et équitable, choisit les membres de son gouvernement, dont le président, et c’est aussi le peuple qui a le pouvoir de les destituer s’ils ne respectent pas ses désirs. Dans cette logique, les politiciens, afin de garder leur place, doivent donc satisfaire les demandes de la population pour qu’elle conserve des dispositions favorables à leur égard. En revanche, selon El Aswany, les membres du gouvernement dictatorial égyptien, puisqu’élus par des élections frauduleuses, sont indifférents à l’opinion publique. Dans une de ses chroniques, il met de l’avant que la garantie de la conservation du pouvoir réside plutôt dans la puissance du service de sécurité. En effet, la principale menace consiste en un renversement du régime par la force. C’est donc la capacité à réprimer ses opposants et à écraser toute rébellion qui fait la force d’un gouvernement dictatorial et ce, au détriment des droits humains. Pour ce faire, la police utilise la peur et la violence. L’état d’exception permet de placer en détention des citoyens sans inculpation ni jugement et de suspendre certains droits constitutionnels. Plus officieusement, dans le cadre de leurs fonctions, les policiers se permettent régulièrement d’insulter les contrevenants, de les battre, de violer les femmes et de les torturer d’une telle façon que certains en meurent. Tout cela, sous la protection du régime qui, « en se prévalent de l’état d’exception et de l’absence d’indépendance des juges »5, innocente les policiers ayant commis un crime, ce qui fait que « n’importe quel officier de police ou même indicateur peut tuer qui il veut »6  sans avoir à craindre de châtiment. Il faut comprendre que l’appareil répressif ne vise pas uniquement les manifestants ou les opposants au régime, mais l’ensemble du peuple égyptien, même ceux qui « se courbent, se soumettent et se contentent de manger leur pain et d’élever leurs enfants »7. Dans la section « Liberté d’expression et oppression politique » du livre, Alaa El Aswany s’en prend particulièrement à la torture, une pratique courante dans les locaux de la sécurité de l’État. Selon lui, « la torture en Égypte n’est pas le résultat de perversion ou d’abus. C’est une politique stable et systématique suivie par l’État. »8 Ces phrases insistent sur le fait que le problème n’a pas pour source l’individu (le tortionnaire), mais qu’il découle directement des décisions du gouvernement.
De cette manière, El Aswany ramène la faute à un niveau politique : à ses yeux, c’est le gouvernement qui est le principal responsable des actes de violence commis par les autorités policières. En d’autres termes, la torture et les violences perpétrées par la police, plutôt que d’être dénoncées, sont encouragées par le régime : « Si le président Moubarak voulait mettre fin à cette pratique [l’utilisation régulière de la torture par la police], elle s’arrêterait immédiatement – à l’instant même – mais il considère que la torture est nécessaire pour protéger le régime en place. »9 L’utilisation des tirets souligne le caractère immédiat que pourrait avoir une interdiction de la torture par le chef du gouvernement. Cela accentue la puissance accordée à Moubarak dans le dossier, mais aussi sa responsabilité et met en relief le caractère inacceptable de son indifférence. Il est donc clairement présenté dans les Chroniques de la révolution égyptienne que pour que des pratiques répressives et liberticides comme la torture cessent d’être commises par la Sécurité d’État, il faut avant tout un changement politique, par exemple une révolution, puisque ce genre de pratique est un résultat logique du système lui-même.

Chroniques de la révolution
égyptienne
de Alaa El Aswany



De plus, en Égypte, sous l’égide de Moubarak, les ministres ne sont pas élus, mais choisis par le président. C’est pourquoi, selon les conclusions de l’auteur des Chroniques de la révolution égyptienne, c’est avant tout leur allégeance au régime plutôt que leurs compétences qui influe sur leur nomination. Comme l’opinion publique n’est pas un critère important de la conservation du pouvoir, les ministres sont uniquement redevables au président et c’est à lui qu’ils veulent plaire, car c’est lui et lui seul qui peut leur accorder une promotion s’il est satisfait ou les destituer s’il est mécontent. Dans « L’art de plaire au président », El Aswany rapporte avoir vu sur un enregistrement vidéo Aïcha Abd el Hadi, la ministre du Travail, baiser la main de la première dame, Suzanne Moubarak. Il faut comprendre la portée de cet acte : en Égypte, baiser la main d’autrui, hormis celle de ses parents, « est considéré comme contraire à l’honneur et à la dignité »10. Or, dans l’optique d’El Aswany, la ministre, qui n’a même pas terminé ses études secondaires, doit sa position sociale élevée à l’appui du président, comme tous les ministres d’ailleurs. Si elle fait ce geste, c’est probablement que l’opinion favorable de la femme du président est pour elle plus importante encore que son honneur et sa dignité, car elle lui permet de conserver son poste. En outre, Alaa El Aswany soulève un autre point : il est impensable pour lui qu’une femme qui renonce à son honneur et à sa dignité en baisant la main de Suzanne Moubarak puisse défendre les droits et la dignité des Égyptiens en tant que ministre du Travail. Ainsi, l’anecdote du baisemain de la ministre du Travail à Mme Moubarak a une plus large portée, puisqu’elle reflète symboliquement toutes « les relations qui existent entre les ministres et les hauts responsables […] et le président Moubarak et sa famille »11, mais aussi parce que cette anecdote « porte en [elle-même] l’explication complète de la perte des droits des Égyptiens, à l’intérieur et à l’extérieur de la nation. »12 Par cette métaphore, El Aswany insiste sur l’analogie entre le manque de dignité des dirigeants et la situation des Égyptiens qui vivent dans des conditions qui les privent de dignité. Pour lui, il y a une relation de cause à effet entre ces deux réalités et la faute en revient au gouvernement.

Puisque Alaa El Aswany soutient que le régime dictatorial est responsable de tous les maux des Égyptiens, il appelle par conséquent à l’instauration d’une démocratie. Or, le gouvernement en place refuse et c’est ce qui crée un climat révolutionnaire. Chroniques de la révolution égyptienne met de l’avant l’antagonisme du peuple égyptien et du gouvernement : « Il [le régime qui règne sur l’Égypte] s’accroche au pouvoir sans aucun droit depuis trente ans, en utilisant la répression et la fraude, et nous, nous demandons au régime depuis des années d’accorder aux Égyptiens leur droit naturel de choisir ceux qui les gouvernent. »13 L’antithèse accroît l’idée d’opposition entre le régime et le peuple qui ont des objectifs radicalement opposés, le premier son maintien au pouvoir de manière illégitime et le second l’instauration d’une démocratie. L’utilisation du « nous », répété avec emphase, a le même effet : c’est l’ensemble du peuple contre le gouvernement. Cela dénote un souci de collectivité qu’il est possible d’associer au concept de démocratie. En effet, Alaa El Aswany donne ainsi du pouvoir au peuple en son entier. Plus encore, il conclut chacune de ses chroniques par la même phrase : « La démocratie est la solution. » Pour Alaa El Aswany la démocratie n’est pas une solution parmi d’autres. Au contraire, le choix d’un déterminant défini plutôt qu’indéfini, « la » plutôt que « une », indique que c’est pour lui l’unique alternative possible, ce que la répétition vient davantage intensifier. C'est pourquoi il encourage les Égyptiens à agir pour instaurer cette démocratie à tout prix : « À un certain moment, il faut que l’opprimé prenne la décision d’arracher son droit, quels que soient les sacrifices. / Je n’appelle pas à la violence, mais à faire pression par tous les moyens pacifiques pour arracher les droits spoliés des Égyptiens. L’Égypte passe actuellement un moment de profondes transformations et elle est prête au changement plus qu’à n’importe quel autre moment de son passé. »14 Bien qu’il ne mentionne pas le mot « révolution », cet extrait contient un champ lexical qui s’y rattache : « opprimé », « arracher », « droit », « sacrifice », « violence », « pression », « transformations », « changement ». Par contre, El Aswany précise bien le caractère pacifique que doit avoir pour lui cette révolution qu’il pressent imminente.

1.2.     LA TUNISIE : UNE CAUSE SOCIALE

Le régime de Ben Ali
AFP/Archives / Fethi Belaid
L'ancien président tunisien Ben Ali,
le 13 décembre 2010 à Tunis
Au début des années 1980, le président tunisien Habib Bourguiba lance une vaste opération anti-islamiste qui s’appuie sur de violentes répressions envers les mouvements syndicalistes et les partis l’opposition. Il nomme premier ministre Zine el-Abidine ben Ali pour mener à bien cette répression contre les islamistes, mais ce dernier, en désaccord sur les mesures sévères exigées, destitue Bourguiba et prend sa place en 1987. L’ouverture qu’il démontre laisse rapidement place à une consolidation autoritaire du régime. La politique tunisienne est alors basée sur un niveau élevé de répression, sur la libéralisation économique, sur la défense des consommateurs de classe moyenne, la lutte contre la pauvreté et l’européanisation du pays. Le régime de Ben Ali se caractérise par réussite économique (applaudie par ses partenaires d’affaires européens) et une série d’échecs au niveau de la démocratie et du respect des droits humains (faiblement dénoncée par ses partenaires d’affaires européens).15

Dans le récit Par le feu, la principale cause de la révolution est le manque de perspective d’avenir lié aux mauvaises conditions de vie. Tahar Ben Jelloun dépeint un harcèlement constant de la police qui empêche les citoyens de sortir de leur situation de pauvreté. De plus, il montre que les études supérieures ne garantissent aucunement l’amélioration des conditions de vie. Le peuple tunisien souhaite vivre dans la dignité, mais le contexte social l’en empêche. C’est donc un acte violent qui agit comme vecteur de révolte et de changement.

Tahar Ben Jelloun dépeint dans son roman un harcèlement quasi-quotidien de la part de la police qui contribue à maintenir la population dans un état de précarité économique. Par le feu est le récit de Mohamed Bouazizi, diplômé au chômage, qui à la mort de son père, doit reprendre l’emploi de marchand ambulant de celui-ci pour faire vivre sa famille. Dès le début, le fournisseur de fruits et de légumes avec lequel Mohamed fait affaire le prévient qu’il ne gagnera pas assez d’argent : « Tu ne vas pas t’en sortir avec la charrette. Il y a de la concurrence et puis, pour avoir un bon emplacement, il faut être en bon terme avec la police. »16 Ainsi, la relation avec la police apparait d’emblée comme un facteur important de la rentabilité d’une journée de travail. D’ailleurs, pas plus tard que le deuxième jour de sa nouvelle profession, Mohamed se fait accoster par un policier qui lui recommande de se procurer de prétendues assurances. Par la suite, presque quotidiennement, des policiers viennent le voir dans le cadre de son travail, le menacent, l’intimident, l’incitent à devenir un indicateur pour la police en échange de bons emplacements pour sa charrette ou lui demande de l’argent pour un prétendu permis de travail. Ce permis de travail n’existe pas, mais selon un agent de la paix, « ça peut exister sous d’autres formes »17, c’est-à-dire sous forme de pot-de-vin. L’emploi de Mohamed n’est pas très rentable à la base et comme il doit faire vivre une famille de six personnes, dont sa mère malade qui a besoin de médicaments coûteux, il lui est difficile de mettre de l’argent de côté pour sortir de la précarité. Le harcèlement des policiers vient complexifier davantage la situation. Ainsi, un jour, deux policiers confisquent la charrette de Mohamed, l’agressant physiquement au passage. Le lendemain, Mohamed retourne voir les mêmes agents pour récupérer son outil de travail et après quelques insultes, l’un d’eux lui dit : « Allez dégage, ta charrette, tu ne la reverras plus. C’est fini, tu nous as manqué de respect. Et ça, ça se paie dans notre pays bien-aimé. »18 La position d’autorité de la police est soulignée dans l’extrait par le choix de l’impératif en début de phrase (« Allez dégage »), un mode verbal servant à exprimer les ordres plutôt que les demandes ou les propositions. Les policiers semblent ne pas avoir à se soucier de la politesse en raison de leur position sociale et ils n’hésitent pas à manquer de respect à Mohamed. Parallèlement, ils lui reprochent justement de ne pas leur avoir témoigné un respect suffisant et c’est là un motif suffisant selon eux pour le punir. Cela indique un abus de pouvoir de la part des policiers, qui en raison de leur autorité se croient supérieurs et privilégiés. La dernière phrase laisse entendre que c’est une vision rependue et normale dans l’ensemble du pays.
Par ailleurs, le chariot de Mohamed est en quelque sorte le symbole du travail pour ce dernier, puisqu’il lui est non seulement absolument nécessaire à sa profession, mais il est également le legs de son père qui lui a permis de passer du chômage à l’emploi. En le lui confisquant, les policiers lui envoient le message qu’il n’a pas le droit de travailler tout court puisqu’il ne collabore pas avec la police, tout en l’empêchant physiquement de travailler et de subvenir aux besoins de sa famille. Or, le seul moyen pour Mohamed et sa famille de sortir de leur état de pauvreté est relié à son emploi de vendeur de fruits et légumes itinérants. Le harcèlement de la police, qui trouve son point culminant dans la confiscation de son chariot, mais qui nuit aussi quotidiennement à la rentabilité de son emploi, gêne donc leur désir de vivre dans des conditions meilleures.

Par le feu de Tahar
Ben Jelloun
Au cours de l’histoire de son protagoniste, Tahar Ben Jelloun laisse entendre que les études supérieures n’apportent pas nécessairement de meilleures perspectives de vie, ce qui est une cause de la révolution mise de l’avant dans son livre. Comme de fait, Mohamed possède une licence en histoire, pourtant il n’a pas d’emploi. Son cas n’est pas isolé, il faisait même partie d’un groupe de « diplômés chômeurs » qui allait s’asseoir devant le siège du ministère des Finances pour protester contre le chômage. Avec la mort de son père, Mohamed cesse ce genre d’activités. Plus encore, en revenant de l’enterrement, il va jusqu’à brûler son diplôme. Sa mère le prend sur le fait et s’horrifie de son geste : « Trois années parties en fumée ! ». Mais c’est déjà trois années inutiles du point de vue Mohamed. Il n’avait aucun espoir d’enseigner ou de travailler dans son domaine, non seulement parce qu’il a dû devenir marchand ambulant comme son père, mais parce que de toute façon, il n’y a pas de poste pour lui : « Sa licence en histoire n’intéresse personne »19. C’est parce que le jeune homme a réalisé avec désillusion l’inutilité de son diplôme qu’il ne regrette pas son acte : « À quoi bon garder un bout de papier qui ne lui servait à rien ? »20 L’euphémisme qui réduit son attestation de diplômé à un simple « bout de papier » accentue le peu de valeur que Mohamed accorde à son diplôme et aux études : la licence en histoire de Mohamed n’a guère plus de valeur à ses yeux qu’un « bout de papier ».

Par le feu décrit un personnage que les problèmes sociaux relèguent à des conditions de vie dégradantes et médiocres et qui pose un acte violent pour changer les choses. Tahar Ben Jelloun utilise ce protagoniste pour mettre en relief que des changements sociaux importants sont de mise en Tunisie, qu’une révolution est nécessaire et que la violence peut être la source de cette révolution. En effet, après la confiscation de sa charrette et donc la perte de son gagne-pain, Mohamed fait plusieurs tentatives pacifiques pour regagner son bien. D’abord, il cherche à rencontrer le maire ou son adjoint, mais on refuse de le laisser les approcher. Ensuite, il tente aussi de faire une plainte au commissariat central, mais là encore, cela ne mène à rien. Le lendemain, il réessaye de rencontrer un responsable à la mairie, mais voyant que personne ne veut le recevoir, il retrouve plutôt les policiers qui lui ont confisqué sa charrette et sollicite la récupération de celle-ci. Devant leur refus et l’échec de toutes ses tentatives précédentes, il revient à la mairie, fait en vain un dernier essai pour rencontrer le maire, puis s’asperge de gasoil et met le feu à ses habits. Par l’accumulation des tentatives non violentes pour regagner son bien, on comprend que le recours à la violence est pour Mohamed un acte de désespoir. Le sacrifice de sa vie est un ultime recours pour pallier les abus et l’exploitation dont il est victime. Dans son impuissance face à l’injustice, il se dit : « j’ai encore mon corps, ma vie, ma foutue vie, c’est ça mon arme »21. La vie devient donc métaphoriquement une arme, c’est-à-dire un moyen d’endommager le système social déficient qui est en place dans le but final de le détruire, de le vaincre.
Le geste de Mohamed trouve des échos dans l’ensemble du peuple tunisien : « Tout le pays est en révolte. […] Des manifestations partout aux cris de : ‘‘Nous sommes tous des Mohamed.’’ »22. La métonymie qui remplace ici les révolutionnaires par « tout le pays » vise à accentuer le nombre de révoltés qui, sans faire l’unanimité, sont néanmoins très nombreux et à montrer que le sentiment de révolte est avant tout collectif. De la même manière, la métaphore que crie les manifestants, celle qui les compare à Mohamed, témoigne à la fois de leur sentiment d’unité et de solidarité, mais aussi du sentiment d’identification envers Mohamed d’une partie importante de la population qui voit une ressemblance entre sa propre situation et les injustices vécues par le suicidé. L’immolation de Mohamed est mise de l’avant comme l’évènement déclencheur de leur soulèvement, comme « l’étincelle qui embrase le monde »23. C’est donc dans la violence de son acte, elle-même en écho à la violence de la société qui le réprimait, que trouve sa source la révolution.

1.3.    COMPARAISON ENTRE LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION
En comparant Chroniques de la révolution égyptienne et Par le feu, il apparaît que la révolution arabe n’est pas causée par les mêmes facteurs selon les deux auteurs. Alors qu’Alaa El Aswany insiste sur les causes politiques, Tahar Ben Jelloun priorise plutôt l’aspect social. Cela s’explique par leur vision personnelle de la situation, mais peut être relié à des faits réels par rapport aux origines de la révolution selon les classes sociales. Dans les faits, en Égypte, les revendications provenaient d’abord de la jeunesse étudiante de la classe moyenne et des intellectuels, pour s’étendre vers l’ensemble de la classe moyenne et ensuite vers la classe populaire. Le mouvement est parti du Caire et s’est élargi vers les classes provinciales. À l’inverse, en Tunisie, c’est d’abord la classe populaire de l’extérieur de la capitale qui est descendue dans les rues à laquelle se sont joints les étudiants et les syndicalistes. C’est seulement par la suite que la classe moyenne s’est ralliée aux révoltes et que le mouvement s’est étendu à la capitale. En somme, le mouvement en Égypte est parti des plus instruits, c’est-à-dire les plus à même de critiquer le régime politique, pour se diffuser vers le peuple qui l’a repris parce que cela constituait une solution à leurs conditions de vie misérables. En Tunisie au contraire, l’insurrection est née des classes sociales les plus basses qui en avaient assez de ses conditions de vie. Puis, elle s'est propagée aux intellectuels et à la classe moyenne qui ont accusé le gouvernement de ne rien faire pour améliorer la situation.

Cependant, outre cette différence importante, les visions des auteurs se rejoignent sur certains points, notamment sur le rapport à la police qui dans les deux cas est négatif. En effet, que ce soit dans Chroniques de la révolution égyptienne ou Par le feu, les policiers commettent des abus de pouvoir et répriment le peuple plutôt que de faire régner l’ordre et la justice comme ils le devraient. Selon le principe de séparation des pouvoirs, la police est l’outil de pouvoir de l’exécutif et l’institution chargée de faire respecter les décisions politiques sur le terrain. Par conséquent, elle est le reflet du gouvernement qu’elle représente et le lien direct entre ce gouvernement et le peuple. Il est tout à fait logique qu’un gouvernement répressif et liberticide, comme c’est le cas en Égypte et en Tunisie dans les deux récits, tende à s’accompagner d’un système policier répressif et liberticide. Dans le deux cas, en tant que bras séculier du pouvoir gouvernemental, la police est perçue comme une alliée du régime en place et par conséquent, une opposante aux révolutionnaires. Cependant, il faut rappeler que ce n’est pas parce que la police est corrompue ou tyrannique qu’une révolution est nécessaire, puisque la révolution renverse le gouvernement plutôt que de s’en prendre aux forces de l’ordre. Dans la logique normale des choses, un gouvernement responsable enquêterait sur les actions de la police et sanctionnerait de manière à ce que le genre de comportement abusif que dépeignent El Aswany et Ben Jelloun dans leur œuvre ne se reproduise plus. Or, ce que mettent de l’avant les auteurs, c’est justement que cette responsabilité n’est pas prise par le pouvoir politique qui laisse impunément agir les agents de police comme bon leur semble. Dans les Chroniques de la révolution égyptienne, l’accusation reliée à l’inaction du gouvernement est directe, alors que dans Par le feu, elle est plus indirecte. On comprend l’exemption de sanctions envers les policiers oppressifs par le caractère banal, presque normal avec lequel les personnages évoquent le harcèlement de la police, par exemple le fournisseur de fruits et de légumes de Mohamed qui considère dans les affaires le rôle de la police au même titre que le rôle de la concurrence : « Il y a de la concurrence et puis, pour avoir un bon emplacement, il faut être en bon terme avec la police. »24 C’est donc l’inaction du gouvernement pour mettre fin aux pratiques injustes des membres du corps policier qui pousse à la révolution : pour régler ce problème, il faut mettre au pouvoir un gouvernement responsable qui n’exempte personne, pas même les policiers, du respect des droits fondamentaux et de la loi. Dans les deux oeuvres, la révolution est donc indispensable pour mettre fin à une politique officielle de tolérance de la brutalité policière et ainsi éliminer ce genre de pratiques.

De surcroit, Alaa El Aswany et Tahar Ben Jelloun montrent chacun à leur manière que les diplômes d’études supérieures ne sont pas utiles à l’avancement professionnel. Dans le recueil de chroniques égyptien, l’auteur révèle que les membres influents du gouvernement et les hauts fonctionnaires sont choisis avant tout pour leurs allégeances politiques plutôt que leurs compétences réelles. Il évoque entre autres le cas de la ministre du Travail qui n’a pas terminé ses études secondaires. C’est donc qu’à l’inverse, des candidats très compétents sont écartés de toute position qui leur permettrait de faire bénéficier l’Égypte de leurs connaissances : « des milliers d’Égyptiens talentueux [sont] empêchés par la dictature de mettre leurs capacités à profit dans leur propre pays. »25 Tahar Ben Jelloun aborde le même problème, mais d’un angle contraire : il met en lumière le chômage qui touche les diplômés. Bien qu’il ne conjecture pas sur la compétence des fonctionnaires de l’État, il évoque la même dynamique de courtisanerie nécessaire à l’avancement professionnel. Ainsi, dans le métier de marchand ambulant qu’exerce son personnage principal, ce sont ceux qui savent se maintenir dans les bonnes grâces des agents de police qui ont les meilleurs emplacements de vente et qui s’en sortent le mieux financièrement. Il ressort de cette ressemblance que la bonne entente avec ceux qui sont en position de pouvoir est un moteur d’avancement social plus efficace que l’instruction, l’habileté ou l’expérience.

Dans les deux œuvres, la révolution est représentée comme une nécessité. L’État y est sourd aux demandes du peuple qui n’a d’autre choix que de se révolter contre l’autorité pour faire entendre ses revendications. Dans Chroniques de la révolution égyptienne, c’est une démocratie qui est demandée et à laquelle résiste le régime dictatorial en place. Dans Par le feu, le peuple souhaite simplement vivre dans des conditions décentes, mais le contexte social cautionné par les autorités l’en empêche. Dans les deux situations, une réforme majeure est fortement souhaitée, mais la méthode mise de l’avant pour créer ce changement n’est pas la même. Alaa El Aswany insiste sur la pertinence du pacifisme, lui qui dénonce toute forme de violence de la part du gouvernement et qui voit en l’instauration d’une démocratie une tâche noble. Le récit de Tahar Ben Jelloun laisse quant à lui entendre qu’un acte violent, comme une immolation, est beaucoup plus efficace pour déclencher une révolution. Cette différence vient peut-être de la perception qu’ont les deux auteurs de la violence. Pour Alaa El Aswany, elle est l’apanage du régime gouvernemental et est à proscrire sous toutes ses formes, car ce serait entrer dans un cercle vicieux où la violence appelle sans cesse la violence. Pour Tahar Ben Jelloun, les révolutions requièrent une « étincelle » de départ, un évènement où l’injustice atteint son paroxysme et ne peut qu’être révélée dans toute son atrocité aux yeux de tous. C'est pourquoi l’immolation de Mohamed, un geste d’une violence meurtrière signifiant la plus aiguë des désespérances, est l’atrocité qui, en venant s’ajouter à ce que supporte le peuple depuis longtemps, fait en sorte que l’ensemble devient insupportable.

2.    LE PROJET DE L’AUTEUR
2.1.     INCITATION À LA RÉVOLUTION
Avec son recueil de chroniques, Alaa El Aswany a pour objectif de convaincre le lecteur de son argumentaire et d’inciter à la révolution. Cette intention s’explique par le fait que la production des chroniques est antérieure à la révolution égyptienne du printemps 2011 et elle se traduit par l’accessibilité autant par la forme que par le contexte de publication de ses textes.

L'auteur Alaa El Aswany.
Photo: archives AFP
Les chroniques qui composent Chroniques de la révolution égyptienne ont été écrites lors des trois dernières années, à l’exception des cinq dernières et de l’introduction qui datent d’après la révolution, c’est-à-dire d’après le départ du président Hosni Moubarak. Par conséquent, El Aswany annonce depuis 2008 que le peuple égyptien va se révolter et que la fin du régime de Moubarak est proche, bien que ce dernier semblait pourtant bien installé après des décennies de pouvoir. Ainsi, la révolution égyptienne est dans la majeure partie de l’œuvre à l’état embryonnaire : elle n’a pas encore eu lieu, mais elle ne saurait tarder. En effet, El Aswany décrit dans ses chroniques un contexte sociopolitique favorable à une révolte ; il dénonce, entre autres, la montée du salafisme, le non-respect du droit des femmes, la transmission héréditaire du pouvoir à Gamal Moubarak, la discrimination et les violences à l’égard de la minorité copte, les abus de la police, les déficiences du système de santé et les relations de domination ou de dépendance avec les autres pays arabes, Israël et les États-Unis. La pluralité des enjeux traités montre l’ampleur des iniquités et de l’instabilité sociale de l’Égypte. C’est ce contexte incertain qui est propice à une révolution et c’est parce qu’il en a dressé un portrait diversifié et complet que l’auteur est convaincu du bien-fondé d’un changement par l’entremise d’un soulèvement collectif. Dans son introduction, il rappelle que son point de vue par rapport à l’avènement d’une révolution en Égypte n’était pas partagé de tous : « J’étais convaincu que la révolution approchait, qu’elle était imminente, et je n’étais pas d’accord avec de nombreux amis égyptiens et occidentaux qui m’accusaient d’un optimisme impénitent et d’un romantisme planant loin de la réalité. »26 C’est pourquoi les chroniques de El Aswany ne font pas qu’exposer les problématiques sociales, mais les utilisent comme arguments dans le but de convaincre le lecteur que « la démocratie est la solution »27. À ce titre, l’utilisation en très grand nombre de marqueurs de relation pour articuler les idées et les faits (en particulier « premièrement », « deuxièmement » et ainsi de suite parfois jusqu’à « cinquièmement ») insiste sur le côté argumentatif des chroniques, car El Aswany entend bien de persuader ses « nombreux amis égyptiens et occidentaux » et tous ceux qui ne croit pas en l’approche d’une révolution en Égypte, qu’elle est à la fois réaliste dans le contexte social et impérative.

De plus, puisque publiées dans un quotidien, les chroniques d’El Aswany sont matériellement accessibles à un grand nombre d’Égyptiens et leur regroupement dans un livre permet de les diffuser à l’échelle internationale. Cependant, ce dernier point n’est possible qu’en raison de l’accessibilité de son discours : même un public étranger qui a peu de connaissances culturelles sur l’Égypte arrive à comprendre les enjeux dont il traite. El Aswany ne laisse pas planer de non-dits sous prétexte qu’ils sont évidents. Ainsi, il précise après la description d’une scène où une ministre baise la main de la première dame Suzanne Moubarak ce qu’implique ce geste d’un point de vue culturel en Égypte : « Que les hommes baisent la main des femmes est une coutume française qui n’est pas rependue en Égypte. Les Égyptiens baisent la main de leur mère ou de leur père en signe de respect et, en dehors de cela, dans notre pays, baiser la main est considéré comme contraire à l’honneur et la dignité des gens. »28 Cette explication n’est pas essentielle puisque le texte s’adresse aux Égyptiens eux-mêmes qui sont au courant des normes et des coutumes de leur pays. Cependant, ce n’est sans doute pas par maladresse que El Aswany a glissé ces précisions ; peut-être avait-il en tête que, puisque le texte est en arabe, il pourrait être diffusé dans les autres pays arabes ou que, comme certaines de ses œuvres ont été traduites à l’étranger, il existait une possibilité de diffusion internationale. Mais plus vraisemblablement, cela relève d’une volonté stylistique de dissiper toute ambigüité et d’être le plus clair possible pour le plus grand nombre de personnes possible, car c’est le peuple dans son ensemble qui est le destinataire de ses textes. Dans le même sens, la structure des chroniques est ordonnée pour garder le lecteur attentif et éviter toute confusion. Le style d’Alaa El Aswany est d’une mécanique efficace : il part d’une anecdote ou d’un fait divers, le relie à un sujet, expose clairement sa thèse et liste méthodiquement ses arguments jusqu’à une finale à la fois logique et optimiste. En somme, la double accessibilité du texte, dans la diffusion et dans le style, indique qu’Alaa El Aswany a pour intention première de diffuser ses arguments pour encourager à la révolution, pour convaincre les gens de sa nécessité.

2.2.    HOMMAGE À LA RÉVOLUTION
L’écriture de Par le feu par Tahar Ben Jelloun, à l’instar de ce que suggère la quatrième de couverture, peut être interprétée comme un hommage à la révolution qui a secoué les pays arabes. Cette marque de respect se justifie par le fait que le roman a été écrit directement après les évènements qui l’ont inspiré et parce que l’auteur y exploite le caractère universel des évènements qui ont eu lieu en Tunisie.

Tahar Ben Jelloun,
le 3 janvier 2006
à la Maison de la Radio à
Paris Bertrand Guay
AFP/Archives
Entre la mort de Mohammed Bouazizi (4 janvier 2011) et la parution de Par le feu (juin 2011), Tahar Ben Jelloun n’a eu que six mois pour passer au travers du processus d’écriture et d’édition. Cette courte durée de temps implique donc une idée d’instantanéité : le texte a été écrit sur le vif, avant même que l’intensité des évènements ne retombe. L’engouement de l’auteur envers le sujet provient de sa perception de la révolution : elle lui apparait être un évènement positif auquel il convient de rendre hommage. Vers la fin de l’histoire, un producteur de cinéma vient voir la mère de Mohamed et tente de soudoyer la famille de Mohamed pour avoir l’exclusivité de son histoire. Même si Tahar Ben Jelloun utilise ce personnage pour dénoncer l’attitude de ceux qui tentent de s’enrichir sur le dos de la révolution, il ne soutient pas que l’histoire de Mohamed ne doit pas être connue, mais plutôt qu’elle ne doit pas être diffusée avec des intentions pécuniaires : « il faut que les gens du monde entier sachent ce qui s’est passé ; Mohamed est un héros, une victime et un martyr »29. Dans cette phrase, Ben Jelloun met de l’avant la noblesse de Mohamed, le décrivant comme homme qui a accompli des exploits significatifs et qui s’est sacrifié pour la cause qu’il défendait. Dans Par le feu, la révolution dont il est « l’étincelle » est empreinte de la même noblesse : elle est présentée comme un bienfait, une avancée pour le peuple arabe. En conséquence de quoi, il convient d’en parler, avec respect plutôt que par cupidité, et d’en informer « le monde entier »30, comme le fait Ben Jelloun par l’intermédiaire de Par le feu.

De plus, Tahar Ben Jellon semble chercher à fait valoir l’universalité des évènements du Printemps arabe par l’entremise de Par le feu. En effet, le récit est en dehors du temps et de l’espace : il n’est mentionné aucun pays, aucune ville, aucune date. Il n’y a pas non plus de nom de famille et le chef d’État est nommé simplement « le Président ». C’est par le contexte et la concordance des faits que le lecteur associe le récit à la Révolution du Jasmin, mais l’histoire reste entière et plausible même sans elle. La Révolution arabe n’est donc qu’un point de départ, un ancrage historique pour montrer une réalité qui concerne l’ensemble de l’humanité et qui pourrait affecter n’importe qui s’il était placé dans le même contexte. Dans le même ordre d’idée, Tahar Ben Jelloun dans Par le feu, plutôt que de mettre de l’avant un « nous » commun, choisit de centrer le récit sur un seul personnage, Mohamed, mettant de l’avant cette importance accordée à l’individu que réclame le mouvement contestataire arabe. Il faut comprendre que dans la culture arabe, une importance plus grande est accordée à la famille ou au clan qu’à l’individu. Or, l’un des fondements des droits humains et de la démocratie est l’individualisme, en opposition à une société holiste où l’intérêt de la communauté passe toujours avant celle des individus qui la composent. Donc, le choix scénaristique d’articuler le récit autour d’un unique protagoniste fait de Par le feu le récit du destin d’un homme dont le suicide est directement lié à la répression de ses droits individuels et à la non-reconnaissance par sa société de son statut d’individu au sens moderne du terme. En vérité, le Mohamed du récit n’est pas que Mohamed Bouazizi, le Tunisien qui s’est immolé le 17 décembre 2010, mais le symbole de milliers d’autres victimes d’injustices et d’abus dans leur vie quotidienne, humiliées, désespérées et impuissantes face au système. Dans Par le feu, il y a donc un souci de transcender l’actualité pour montrer « le citoyen universel qui arrive au bout de sa patience »31.

2.3.     COMPARAISON ENTRE LES PROJETS DES AUTEURS
Avec la publication de leurs textes respectifs, Alaa El Aswany et Tahar Ben Jelloun poursuivent des buts différents, l’un d’inciter à la révolution et l’autre de lui rendre hommage. Cette divergence s’explique par le fait que les deux œuvres n’ont pas été écrites au même moment : pour El Aswany, la révolution était à venir, imminente, alors que pour Ben Jelloun, elle avait déjà eu lieu. Pourtant, tous deux ont un souci de diffusion motivé par une vision positive de la révolution. Si El Aswany publie ses chroniques, c’est avant tout dans le but de communiquer ses arguments, de répandre le désir d’une révolution et de convaincre ses contemporains de la primordialité d’un changement collectif. Quant à Tahar Ben Jelloun, son empressement à publier un roman sur le sujet amène à penser qu’il estimait son devoir de contribuer à la révolution arabe de la manière que son statut d’expatrié, que sa profession d’écrivain et que sa renommée mondiale le lui permettaientt, c’est-à-dire par la rédaction d’un roman qui raconte les fondements de cette révolution. Puisque c’est au travers du filtre de la création qu’Alaa El Aswany et davantage encore Tahar Ben Jelloun présentent des faits historiques, leurs œuvres ont le pouvoir d’influencer leurs lecteurs sur leur perception des évènements. Ainsi, quand l’un l’utilise pour encourager à une révolution et l’autre pour la louanger, ils dressent tout deux un portrait positif de la révolution.

De surcroît, les deux auteurs, plutôt que de laisser croire que la Révolution arabe ne touche justement que les Arabes, amènent à croire que ces évènements concernent l’humanité entière. En ce sens, on peut noter dans les écrits de Alaa El Aswany une volonté réelle d’être accessible au-delà des frontières de l’Égypte et du contexte socioculturel égyptien. De même, dans Par le feu, le contexte spatiotemporel est volontairement indéterminé pour permettre d’associer le personnage de Mohamed à un symbole universel, celui de l’individu brimé dans ses droits fondamentaux et sa dignité. Cette ouverture commune aux deux auteurs trouve peut-être sa source dans la conscience qu’ils ont de la portée que le Printemps arabe peut ou pourrait avoir, une portée telle qu’il va peut-être influencer à moyen ou à long terme le reste de la planète. De plus, cela dénote un souci d’humaniser le peuple arabe dont l’image véhiculée dans les médias est souvent péjorative (ils sont souvent associés arbitrairement aux islamistes radicaux et aux terroristes) et de rappeler qu’au fond, ce sont des êtres humains avant tout, avec la même envie de vivre dignement et de s’épanouir.

En somme, avec Chroniques d’une révolution égyptienne et Par le feu, Alaa El Aswany et Tahar Ben Jelloun traitent chacun à leur manière de la Révolution arabe, un ensemble d’insurrections populaires qui a bouleversé le système politique de plusieurs pays arabes et particulièrement ceux de l’Égypte et la Tunisie. Écrits dans des contextes différents, par des auteurs de nationalités différentes quoique tous deux de culture arabe, ces œuvres exposent des causes de la révolution entre lesquelles il est possible de trouver des similitudes.  De plus, même si leurs intentions quant à l’écriture de leurs textes respectifs diffèrent, il apparaît que leur projet a globalement le même sens : dresser un portrait positif de la révolution avec beaucoup d’ouverture envers la communauté internationale.

Même si ces deux ouvrages ont comme thématique principale la Révolution arabe, il faut rappeler qu’il s’agit d’œuvres littéraires et non de documents historiques et que la description qui est faite des évènements, même s’il serait tentant de la tenir pour une vérité, n’est rien d’autre que la vision personnelle des auteurs. Le rôle d’un écrivain, lorsqu’il se base sur des faits pour concevoir une œuvre littéraire, est d’établir non pas la vérité, mais une vérité. Il peut utiliser les références historiques pour se guider, mais à partir du moment où il choisit de raconter certains évènements plutôt que d’autres et où il choisit la manière de les raconter, il en altère la vérité objective et absolue par sa propre subjectivité. À titre d’exemple, l’on peut faire un parallèle avec la Révolution française, sujet semblable qui alimente la littérature depuis plus de deux siècles et qui est globalement considéré de manière positive. Or, la baronne d’Orczy, avec sa série de romans Le Mouron rouge publiée au début du XXe siècle, véhicule une idéologie qui prend le contre-pied des commentaires élogieux et autres louages. C’est que l’opinion personnelle de l’auteure, contestataire à toute idée de révoltes populaires, teinte fortement les faits historiques. Ce fait met en lumière l’idée que l’écrivain, par l’entremise de la création, a le pouvoir de construire des œuvres qui non seulement incluent les références historiques, mais les transcendent. Elles doivent exploiter la pluralité des vérités et phagocyter32 les références sur lesquelles elles se fondent pour s’élever au-delà du travail des historiens. Par conséquent, il pourrait être pertinent, pour avoir une meilleure vue d’ensemble de la thématique, de poursuivre l’analyse de l’influence de la Révolution arabe dans la littérature en intégrant au corpus une œuvre qui en dresse un portrait négatif ou critique.

  1K. Andersen, « The protester », Times Magazine, [article en ligne], (site consulté le 24 mars 2012).
  2S. Gamblin, « Moubarak, Hosni (1928 - ) », dans Encyclopédie Universalis, [article en ligne], (site consulté le 30 mai 2012).
  3S. Gamblin et R. Santucci, « L’Égypte républicaine », dans Encyclopédie Universalis, [article en ligne], (site consulté le 29 février 2012).
  4S. Gamblin, « L’Égypte au XXe siècle », dans L’Encyclopédie de l’État du monde, [article en ligne], (site consulté le 1er juin 2012).
  5A. El Aswany, Chroniques de la révolution égyptienne, p. 240.
  6Ibid., p. 240.
  7Ibid., p. 238.
  8Ibid., p. 254.
  9Ibid., p. 255.
  10Ibid., p. 34.
  11Ibid., p. 38.
  12Ibid., p. 40.
  13Ibid., p. 62.
  14Ibid., p. 62.
  15M. Camau, « La Tunisie indépendante », dans Encyclopédie Universalis, [article en ligne], (site consulté le 29 février 2012).
  16T. Ben Jelloun, Par le feu, p.13.
  17Ibid., p. 38.
  18Ibid., p. 45.
  19Ibid., p. 10.
  20Ibid., p. 11.
  21Ibid., p. 45.
  22Ibid., p. 49.
  23Ibid., p. 50.
  24T. Ben Jelloun, Op. cit., p. 13.
  25A. El Aswany, Op. cit., p. 55.
  26Ibid., p. 12.
  27Ibid., p. 27.
  28Ibid., p. 34.
  29T. Ben Jelloun, Op. cit., p. 50.
  30Loc. cit.
  31T. Ben Jelloun, cité par L. Corneiller, dans « Révoltes arabes : un regard littéraire », Le Devoir, p. E8.
  32P. Roger, « Les Géorgiques de Claude Simon », dans La Légende de la Révolution au XXe siècle : de Gance à Renoir, de Romain Rolland à Claude Simon, p. 192.


MÉDIAGRAPHIE

CORPUS PRINCIPAL
El Aswany, Alaa, Chroniques de la révolution égyptienne, Actes Sud, Arles, 2011, 351 p.

Ben Jelloun, Tahar, Par le feu, Gallimard, Paris, 2011, 50 p.


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